Double matérialité, l’approche ambitieuse de l’Union Européenne

L’actualité réglementaire est chargée dans l’univers du reporting ESG. Alors que la consultation sur les nouveaux actes délégués de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) a pris fin et que leur publication définitive approche[1], des incertitudes planent sur la portée effective des nouveaux standards de rapports de durabilité qui s’adresseront aux entreprises européennes. Face à des exigences révisées à la baisse en comparaison avec la première copie, il serait appréciable que la consultation – à laquelle l’OID a répondu – permette de retrouver les ambitions initiales du texte.

La directive CSRD est un dispositif s’intégrant dans le plan d’action pour la finance durable de l’Union Européenne, un cadre réglementaire et normatif nouveau qui doit permettre la transparence sur les données extra-financières et le financement de la transition écologique. Pour ce faire, la double matérialité s’inscrit comme le fer de lance des dispositifs de transparence extra-financière. Afin d’évaluer la durabilité d’un modèle économique sur l’ensemble des thématiques de l’ESG, il faut d’un côté étudier les risques que posent les facteurs externes sur le fonctionnement de l’entreprise (matérialité financière), de l’autre estimer les impacts de l’activité économique sur les facteurs externes (matérialité d’impact). De ce postulat, se dessine une vision dynamique des relations entre les entreprises et leur environnement, les deux pouvant s’influencer mutuellement.

 

Une méthodologie complète et adaptée aux enjeux ESG

La matérialité financière correspond à tous les risques (risques physiques, risques de transition, risques de responsabilité[2]) et les opportunités qui peuvent impacter le modèle économique d’une entreprise. Pour un gestionnaire de patrimoine tertiaire par exemple, les risques physiques liés au changement climatique peuvent impacter directement le confort voire la sécurité au sein des bâtiments : sécheresse, retrait-gonflement des argiles, confort d’été en période de canicule… Les réglementations comme le Décret tertiaire (DEET) constituent quant à elles des risques de transition en rendant obsolètes les bâtiments qui ne respectent pas l’évolution des normes environnementales. Suivant les actions mises en place par les entreprises pour anticiper et réduire les risques, ces derniers peuvent également se transformer en opportunités. Par exemple, pour les acteurs de la construction, il peut y avoir une opportunité dans la transition écologique pour ceux qui sauront se placer sur le marché en pleine croissance de la rénovation énergétique.

En complément de la matérialité financière, la matérialité d’impact dresse un bilan des incidences de l’activité des entreprises sur les facteurs externes, donc sur l’environnement et la société. Dans un chantier immobilier en extension urbaine par exemple, de nombreux impacts peuvent être relevés : surfaces artificialisées, matériaux de construction utilisés, émissions de GES générées, consommations d’énergie, d’eau, etc.

Contrairement à la matérialité financière, ce que mesure la matérialité d’impact n’a pas de conséquences directes, immédiates et comptabilisables dans la performance économique de l’entreprise. Pourtant, cette évaluation est essentielle à double titre. Premièrement, en les forçant à considérer les incidences de leurs activités sur l’environnement et la société, la double matérialité élargit la responsabilité des acteurs économiques. Deuxièmement, elle rappelle les relations d’interdépendance qui lient ces derniers à leur environnement. En effet, les dégradations de celui-ci participent à intensifier les risques physiques qui pèsent sur les entreprises : la surutilisation de la ressource en eau participe de la pénurie, les émissions de GES contribuent au changement climatique, etc. A l’inverse, les efforts de réduction des impacts peuvent déclencher des boucles de rétroaction positive et participer à rendre plus résilient le tissu économique et le territoire sur lequel est implanté l’entreprise.

Une fois la matrice complète des impacts, risques et opportunités établie selon le principe de la double matérialité, les acteurs économiques et financiers sont en mesure de prioriser les chantiers les plus urgents de leur stratégie ESG : définir les objectifs principaux, les actions à mettre en œuvre et enfin les indicateurs pour évaluer leur efficacité.

Un fil rouge des textes européens

Pour les acteurs financiers soumis depuis 2021 aux premières exigences du règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), l’exercice de la double matérialité n’est pas totalement nouveau. Les sociétés financières doivent ainsi communiquer les risques en matière de durabilité (matérialité financière) et les Principal Adverses Impacts (PAI), ou autrement dit les incidences négatives sur les facteurs de durabilité externe (matérialité d’impact). Cette évaluation est réalisée à deux niveaux : celui de la société et de ses produits financiers.

Avec l’entrée en vigueur de la CSRD, un grand nombre d’acteurs vont donc également devoir se plier à l’exercice de l’évaluation selon la double matérialité, diffusant ainsi une pratique essentielle des stratégies ESG. Les déclarations extra-financières des entreprises concernées devront s’appuyer sur le modèle des ESRS pour European Sustainability Reporting Standards (ESRS). Outre les divulgations obligatoires sur la gouvernance de l’ESG, les informations communiquées par les entreprises porteront sur les enjeux pour lesquels au moins un risque, une opportunité ou un impact aura été identifié.

Un paradigme remis en cause à l’international

La double matérialité est une grande avancée dans la consolidation de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et des produits financiers. En rendant obligatoire et publique cette évaluation, l’Union Européenne incite les entreprises à prendre en considération toutes les composantes de la transition écologique et sociale : l’adaptation aux risques externes, mais aussi l’atténuation des impacts sur les facteurs de durabilité et in fine la réduction des risques. Cependant, la complexité de la tâche et le mandat qu’elle confie fait débat : pourquoi une entreprise devrait-elle se soucier des impacts de son activité sur l’environnement si cela n’impacte pas directement sa trésorerie ?

Hors des frontières européennes, en effet, se livre un conflit avec l’International Sustainability Standards Board (ISSB), organisme chargé lui aussi de la rédaction de normes de reporting extra-financier. L’ISSB a publié les normes IFRS S1 pour les dispositions générales en matière de publication d’informations non financières liées à la durabilité et IFRS S2[3] pour les exigences en matière de publication d’informations matérielles sur les risques et opportunités liés au climat. D’autres normes sont en cours d’élaboration, notamment sur la biodiversité et les droits humains.

En plus de proposer des normes thématiques resserrées – pour l’instant – autour des seuls enjeux climatiques, ces normes IFRS S1 et S2 sont basées sur la matérialité financière uniquement. Un travail joint entre l’ISSB et l’EFRAG a cependant permis d’assurer la compatibilité entre normes IFRS et ESRS. Pour les acteurs européens, il est important de noter que la réponse aux exigences de divulgation de la CSRD assure le respect des normes IFRS S1 et S2.

La position de l’ISSB – organisme privé issu de l’International Accounting Standards Board (IASB) et à l’origine des normes de comptabilité internationales IFRS – est soutenue par de nombreux acteurs étatiques et économiques à l’international. Entre les âpres négociations au sein de l’Union Européenne pour parachever les dernières pièces du plan européen pour la finance durable et les pressions internationales pour imposer le modèle de l’ISSB, la légitimité de la double matérialité hors du marché unique est aujourd’hui remise en cause. Si elle reste bien structurante à l’échelle de l’Union Européenne, le paradigme international qui semble aujourd’hui se dessiner est tout autre.

Dans le même processus que fut celui de l’établissement des standards de comptabilité à l’échelle internationale, la norme extra-financière qui s’imposera comme majoritaire le plus rapidement pourrait se diffuser dans tous les pays n’ayant pas encore adopté de cadre réglementaire. Alors que la Commission européenne espérait que l’UE puisse prendre le leadership en matière d’encadrement de la performance extra-financière des entreprises, l’ISSB frappe fort en proposant un modèle moins ambitieux sur les volets environnemental et social : moins de données à divulguer, moins de responsabilités.

 

Pour autant, il reste encore des opportunités pour que la double matérialité s’exporte. D’une part, la CSRD s’appliquera à partir de 2029 à un certain nombre de grandes entreprises internationales et leurs succursales, diffusant la double matérialité dans les pratiques d’acteurs économiques majeurs. D’autre part, la logique de la double matérialité accompagne très bien les règlementations environnementales en pleine évolution dans de nombreux pays. De plus en plus, les entreprises sont amenées à proposer des produits ou des services dont les impacts environnementaux doivent être réduits. En France, des réglementations comme le Décret tertiaire ou la RE2020 ont déjà amorcé la diminution des impacts du secteur immobilier sur l’environnement. Gageons que les acteurs économiques internationaux les plus sensibles aux enjeux ESG se tourneront alors vers la double matérialité.

[1] Pour suivre le cheminement du projet d’acte délégué de la CSRD : https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/13765-Normes-europeennes-dinformation-en-matiere-de-durabilite-premier-ensemble-de-normes_fr

[2] Risques physiques, de transition et de responsabilité : une clé pour comprendre les menaces sur les marchés financiers ?, article de l’OID, 2022 : https://o-immobilierdurable.fr/risques-physiques-de-transition-et-de-responsabilite-une-cle-pour-comprendre-les-menaces-sur-les-marches-financiers/

[3] Les normes IFRS : une dynamique de normalisation du reporting ESG centrée sur la matérialité financière, article de l’OID, 2023 : https://o-immobilierdurable.fr/les-normes-ifrs-une-dynamique-de-normalisation-du-reporting-esg-centree-sur-la-materialite-financiere/

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